Une si longue lettre (Roman) (French Edition) by Mariama Bâ

Une si longue lettre (Roman) (French Edition) by Mariama Bâ

Auteur:Mariama Bâ [Bâ, Mariama]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions CTAD
Publié: 2020-07-29T23:00:00+00:00


Chapitre 16

Je survivais. En plus de mes anciennes charges, j’assumais celles de Modou.

L’achat des denrées alimentaires de base me mobilisait toutes les fins de mois ; je me débrouillais pour n’être pas à court de tomates ou d’huile, de pommes de terre ou d’oignons aux périodes où ils se raréfiaient sur les marchés ; j’emmagasinais des sacs de riz « siam » dont les Sénégalaises raffolent. Mon cerveau s’exerçait à une nouvelle gymnastique financière.

Les dates extrêmes de paiement des factures d’électricité ou d’eau sollicitaient mon attention. J’étais souvent la seule femme dans une file d’attente.

Remplacer serrures et loquets des portes détraquées, remplacer les vitres cassées était ennuyeux autant que la recherche d’un plombier pour secourir les lavabos bouchés. Mon fils Mawdo Fall rouspétait pour le remplacement des ampoules brûlées.

Je survivais. Je me débarrassais de ma timidité pour affronter seule les salles de cinéma ; je m’asseyais à ma place, avec de moins en moins de gêne, au fil des mois. On dévisageait la femme mûre sans compagnon. Je feignais l’indifférence, alors que la colère martelait mes nerfs et que mes larmes retenues embuaient mes yeux. Je mesurais, aux regards étonnés, la minceur de la liberté ; accordée à la femme.

Les séances de matinée, au cinéma, me comblaient. Elles me donnaient le courage d’affronter la curiosité des uns et des autres. Elles ne m’éloignaient pas longtemps de mes enfants.

Le cinéma, quel dérivatif puissant à l’angoisse ! Films intellectuels, à thèse, films sentimentaux, films policiers, films drôles, films à suspense furent mes compagnons. Je puisais en eux des leçons de grandeur, de courage et de persévérance. Ils approfondissaient et élargissaient ma vision du monde, grâce à leur apport culturel. J’oubliais mes tourments en partageant ceux d’autrui. Le cinéma, distraction peu coûteuse, peut donc procurer une joie saine.

Je survivais. Plus je réfléchissais, plus je savais gré à Modou d’avoir coupé tout contact. J’avais la solution souhaitée par mes enfants – la rupture – sans en avoir pris l’initiative. Le mensonge n’était pas installé. Modou me rejetait de sa vie et le prouvait par son attitude sans équivoque.

Que font d’autres époux ? Ils pataugent dans l’indécision ; ils s’imposent une présence là où ne résident plus leurs sentiments et leurs intérêts. Rien ne les ébranle dans leur foyer : la femme parée, le fils plein d’élans tendres, le repas servi agréablement. Ils restent de marbre. Ils ne souhaitent que la valse rapide des heures. La nuit, prétextant fatigue ou maladie, ils ronflent profondément. Comme ils saluent avec empressement le jour libérateur qui met fin à leur calvaire !

Je n’étais donc pas trompée. Je n’intéressais plus Modou et le savais. J’étais abandonnée : une feuille qui voltige mais qu’aucune main n’ose ramasser, aurait dit ma grand’mère.

Je faisais face vaillamment. J’accomplissais mes tâches ; elles meublaient le temps et canalisaient mes pensées. Mais le soir, ma solitude émergeait, pesante. On ne défait pas aisément les liens ténus qui ligaturent deux êtres, le long d’un parcours jalonné d’épreuves. J’en faisais l’expérience, exhumant des scènes, des conversations. Les habitudes communes resurgissaient à leur heure.



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